L'Éclaircissement sur les sacrifices est paru en 1810 comme un addendum, une longue note à la fin de l'édition des Soirées de Saint-Pertersbourg de Joseph de Maistre. Ce statut annexe pourrait laisser penser qu'il s'agit là d'un texte secondaire, d'une notule digressive un peu chargée, mise de côté pour ne pas encombrer l'œuvre majeure. Il n'en est rien. Ce texte est est le cœur des Soirées, son foyer, et le sommet de la pensée de De Maistre.
À la vérité, cet éclaircissement est un traité unique en son genre. Il se situe au croisement de l'anthropologie et de la théologie, et dans les deux ordres, c'est un essai essentiel. D'une part, il s'inscrit dans la lignée des Montesquieu et des Rousseau, qui puisent tant à la culture classique qu'aux récits des voyageurs pour méditer à la condition humaine. En cela, il s'agit bien d'anthropologie, au sens où cette discipline se pratiquait alors. Mais il se singularise par son sujet, à ma connaissance jamais traité comme tel depuis l'antiquité et à peine étudié depuis (sauf peut-être par René Girard), les sacrifices comme acte centrale du culte, donc de l'existence sociale.
De Maistre ne subit pas, comme aujourd'hui, l'impératif de dissocier les disciplines. Chez lui, l'anthropologie et la théologie se répondent. Car avant tout, il est théologien. Toutes ses réflexions par ailleurs tournent autour de la foi : d'abord la Providence et son gouvernement du monde, mais aussi la papauté (son essai Du Pape anticipe le concile Vatican I, qui l'a grosso modo entériné comme tel, tant ce traité est clair, évident et cohérent avec toute la doctrine catholique). De Maistre est donc théologien : son étude du sacrifice se déploie dans un constant aller et retour entre les mœurs des hommes à travers le monde, et la Rédemption par le sacrifice unique de Jésus-Christ. Il manifeste ainsi le sens humain le plus profond du Salut. Les deux études, ethnologique et sotériologique, s'éclairent mutuellement, pour toucher à la réalité première de la condition humaine : la Chute et le relèvement par le sang du Christ.
L'Éclaircissement sur les sacrifices est important aussi au titre de sa méthode, que l'on pourrait qualifier de théologie symbolique, à condition de ne pas voir dans le symbole un concept mais une réalité : la CORRESPONDANCE. Les réalités terrestres CORRESPONDENT aux réalités divines et les manifestent, mais déformées par le péché ; les réalités divines accomplissent les aspirations humaines.
Le 19e siècle chrétien a appris à penser dans De Maistre, et c'est dans cet essai qu'est la clé de sa pensée chrétienne. On a là la structure mentale d'un demi-siècle de poésie, de Baudelaire aux symbolistes. L'Éclaircissement sur les sacrifices est également le maître livre d'Ernest Hello et, après lui, de nombre de romanciers catholiques, notamment Barbey d'Aurevilly, Bloy, Bernanos et Mauriac. Tous avaient lu, médité, assimilé De Maistre ; pour qui veut les comprendre et les apprécier, il lui faut remonter à leur source, et leur source est cet éclaircissement, tout annexe qu'il fût à sa parution.
Cet essai est important à tous ces titres. C'est dire s'il compte. Ajoutons qu'il est magnifiquement écrit et traversé de mille fulgurances, tant intellectuelles que stylistiques. Sa lecture est un choc intellectuel autant qu'esthétique. Le voici donc. Lisez-le !