- Henri Hude, Entretiens posthumes avec Jean Guitton, Presses de la Renaissance, 2001, 312 pages, 18,14 euros.
Où l’on entend son ange gardien dire à Jean Guitton : « Vous vous êtes toujours pris pour le Napoléon de la pensée » (p. 225).
Henri Hude, philosophe qui s’est fait connaître par un essai retentissant, Éthique et politique, met en scène feu son maître, arrivé en Purgatoire, avec qui il mène une longue et dernière discussion. Après Platon et Diderot, il s’essaye ainsi à son tour au dialogue philosophique entre un grand penseur et lui-même. L’intérêt du procédé est de rendre agréable à lire un débat riche, élevé et qui aurait risqué, sous une forme académique, de devenir inaccessible.
Car c’est toute la philosophie qui se trouve d’un coup embrassée, l’air de rien, dans cette discussion libérale entre deux amis. Le propos part du doute, à la manière de Descartes mais en s’écartant très vite de la méthode de ce dernier. Il s’agit de substituer au doute vague, délétère pour l’esprit, le doute précis, à partir duquel il est possible de penser. Le scepticisme est ainsi pris à défaut par son propre outil. En doutant avec précision, le doute vague se dissipe et les raisons véritables peuvent s’affirmer. Comme le résume clairement le Guitton du dialogue : « Sans idée du vrai, pas de scepticisme » (p. 66).
En fait, Jean Guitton et Henri Hude se situent dans une perspective rationaliste : rien n’échappe à leur examen, rien ne se soustrait à la mise en cause. Mais, contrairement aux matérialistes, ils explicitent les présupposés à partir desquels ils doutent et les remettent eux aussi en question. C’est cette base, et celle-là seule, qui leur permet d’avancer et d’aborder l’ensemble des questions fondamentales. Et, parcourant un Purgatoire qui a tout l’air de notre monde, moins la malice, nos deux philosophes discutent donc connaissance, Dieu, liberté, vertu, destinée… Leurs échanges sont toujours justes, souvent inattendus, parfois exceptionnels de clairvoyance.
Jusqu’où Henri Hude prête-t-il à Jean Guitton ses propres réflexions ? Jusqu’où tient-il sa philosophie de son maître ? Le lecteur retrouvera ici certaines des idées essentielles d’un livre antérieur de l’auteur, Prolégomènes ; mais peu en importe l’origine exacte ; le raisonnement a gagné en maturité, en force et en portée.
Henri Hude n’est pourtant pas tendre avec le célèbre académicien, qu’il dépeint au naturel, pusillanime, colérique, vaniteux. Mais pouvait-on attendre moins de sincérité de la part d’un philosophe ? Plus encore, le Purgatoire faisant son effet, le lecteur a le plaisir de voir Jean Guitton se bonifier au fur et à mesure du livre !
Pour bien rendre compte de ces entretiens, il faut aussi relever un trait que permet le dialogue et qu’Henri Hude exploite largement : des digressions, des apartés et des formules lumineuses. Petit florilège :
« Si vous cherchez la perfection en ce monde, vous n’y trouverez que la solitude » (p. 63) ; « Nul ne sait jamais rien s’il ne l’a appris aussi par lui-même. Quand on a appris d’un autre une chose vraie, il reste à l’apprendre une seconde fois par soi-même et de la Vérité elle-même » (p. 63) ; « L’angoisse prouve le mystère » (p. 70) ; « L’homme a peur du Mal et de sa propre liberté. D’aller dans le Mal, de tomber au pouvoir du Mal, dont la mort est comme l’image » (p. 74) ; « La noblesse consiste à vivre au-dessus : non pas au-dessus des autres – c’est trop facile –, mais au-dessus de nos intérêts, au-dessus de nos passions, au-dessus de la peur de la mort, au-dessus de notre égoïsme et de notre propre bassesse » (p. 208) ; « Sachez d’un cœur libre d’envie admirer ce qui vous dépasse. Surtout, ne cherchez pas d’abord l’excellence ou la puissance, cherchez plutôt l’amitié. Ne cherchez pas l’amitié en général, cherchez de vrais amis. Et, pour avoir de vrais amis, soyez ami véritable » (p. 209) ; « La morale précède la politique. Le Bien dans votre conscience et la table de vos devoirs précéderont toujours l’État, posant une borne infranchissable à son pouvoir » (p. 251) ; « L’amélioration de la vie présente passe par la croissance en l’homme de la raison et de la vertu » (p. 253).
En résumé, ce livre réussit à concilier le goût de briller – qui a tant caractérisé Jean Guitton – et les considérations les plus complexes, grâce à ce jeu de dialogue dont Henri Hude se révèle maîtriser admirablement les rouages. Les simples amateurs l’apprécieront autant que les philosophes avertis. Peut-être est-ce là le signe d’une œuvre majeure.
Guillaume de Lacoste Lareymondie