- Antoine de Saint-Exupéry, Œuvres complètes, tome II (Écrits de guerre), Gallimard, La Pléiade, avril 1999, 1568 pages
La publication du second volume des Œuvres complètes de Saint-Expuéry est l’occasion de découvrir la face cachée du pilote de guerre. L’homme qui apparaît dans les larges extraits de la correspondance qui y sont reproduits, est tourmenté, et sa tristesse croît à mesure que passent ses années au loin. Il quitte la France en 1940 avec l’espoir de reprendre le combat mais se retrouve en 1941 à New York, en exil. Dans la défaite, il a perdu son ami Guillaumet. Son autre ami, Léon Werth, est resté en France. Le déracinement et l’absence de l’ami sont désormais la toile de fond de sa vie intérieure.
Dès son séjour new-yorkais, Saint-Exupéry s’inquiète des divisions qu’il voit naître entre les Français : les gaullistes, les pétainistes, les communistes, les autres… Il refuse de prendre parti au nom de la France qui est tous ceux-là, et s’en trouve isolé, accusé même d’avoir souscrit à la capitulation. Décidé à retourner à la guerre — car il ne conçoit pas d’écrire sans joindre l’action à la parole — il rejoint l’Afrique du Nord en mai 1943, où il pilotera jusqu’à sa mort en juillet 1944. Ses lettres de cette époque sont désespérées ; il s’accroche à son combat pour ne pas perdre tout son sens, et son sens lui échappe pourtant car il voit la France pour laquelle il se bat se déchirer. C’est plein d’inquiétude pour son pays, pour les siens, pour les « otages » — ceux que couvre la « nuit » de l’Europe occupée — qu’il mènera ses dernières missions.
Saint-Exupéry tenait, dans ses livres, à ne donner que le meilleur de lui-même et à dissimuler l’angoisse que ses idéaux inaboutis laissaient derrière eux. Mais ses lettres la révèlent et ses publications mêmes s’en ressentent.
Car Saint-Exupéry espérait en un Dieu qu’il voyait mourir. Son immense prose inachevée, Citadelle, où un prince du désert succédant à son père puissant est le témoin de la décadence de son empire et en comprend la beauté à mesure qu’il la sent se perdre, peut être lue comme une lente approche de la divinité ; le dieu qui y apparaît est l’empire que le prince voudrait faire naître dans chaque cœur ; c’est au contraire du Dieu de Jésus-Christ un être absent, silencieux, lointain, obscur, qui ne vit qu’autant qu’il vit dans l’esprit des hommes, et qui s’y éteint. Le récit de la rencontre avec Dieu est éloquent (Citadelle LXXIII) : s’il appelle Dieu le Rocher, l’image biblique en a été détournée car il n’est plus un socle mais un mur sourd. Plus loin, repensant à son voyage vers Dieu, il en tire cette leçon terrible : « Tu ne recevras point de signe car la marque de la divinité dont tu désires un signe c’est le silence même » (LXXXVII). La méditation de Saint-Exupéry sur Dieu ne se détache pas de sa méditation sur l’effondrement de la civilisation, car elle seule fut son dieu, et son désespoir.
L’apport de cette édition est de rendre disponibles au public des œuvres introuvables ailleurs, comme la magnifique Lettre à un otage, et de proposer une table analytique de Citadelle qui manquait jusque là. Mais on déplorera d’y retrouver les défauts des nouveaux Pléiade : une quantité abrutissante de notes prétentieuses, l’ordre incohérent des textes et une édition finalement incomplète (puisqu’au moment même où ce second tome paraît avec un appendice sur Saint-Exupéry et le cinéma, Les Cahiers de la NRF, toujours chez Gallimard, publient sous le titre Cher Jean Renoir les éléments échangés entre Saint-Exupéry et Renoir pour la réalisation d’un film à partir de Terre des hommes, et que ces textes ne figurent pas dans les Œuvres complètes).
Guillaume de Lacoste Lareymondie