- Émile Perreau-Saussine, Alasdair MacIntyre, une biographie intellectuelle, PUF, 2005, 168 pages
La France reste largement déconnectée des débats et des progrès de la philosophie politique qui occupent le reste du monde. Or, depuis les années 1960, une controverse majeure oppose libéraux — John Rawls en tête — et communautaristes (voir Décryptage du 12 septembre 2003). Cette biographie intellectuelle vient à propos pour faire découvrir aux Français un des plus éminents penseurs communautaristes actuels, Alasdair MacIntyre. Comme son contemporain Charles Taylor, il a commencé communiste en Angleterre à la fin des années 1940 pour finir catholique en Amérique du Nord, lui émigrant aux États-Unis, Taylor revenant dans son Canada natal.
Émile Perreau-Saussine montre comment l’opposition au libéralisme a été le fil directeur de l’évolution intellectuelle de MacIntyre. Il faut ajouter une précision car c’est ce qui fait l’intérêt de ce livre aujourd’hui en France : il s’agit du libéralisme anglo-saxon, issu de Hobbes et des Lumières. Cette version du libéralisme, dominante en Amérique du Nord, prévaut également au sein de la plupart des organisations internationales, y compris l’Europe, et chez un grand nombre de dirigeants économiques ; c’est à ce titre qu’elle nous concerne, ainsi que sa critique. Mais nous autres, Français, en connaissons mal la doctrine.
Le postulat de base du libéralisme est un individualisme absolu doublé d’une conception pessimiste de l’homme. L’homme est dangereux pour l’homme en raison de son égoïsme naturel, et l’état spontané du monde est la guerre. Le repoussoir contre lequel le libéralisme s’est bâti, ce sont les guerres de religion — que les premiers colons américains avaient fuies et qu’ils voulaient conjurer. Pour éviter la violence, qui est le mal par excellence, l’État doit cesser d’imposer une conception unique du bien ; il doit au contraire rester neutre (laïcité) et se contenter d’organiser l’absence de contrainte, la liberté de chacun n’étant plus bornée que par la liberté des autres. C’est une liberté négative, fondée sur le contrat et l’équilibre des pouvoirs.
Face à cette conception d’un monde gouverné par l’égoïsme mais dont les nuisances s’annulent par la magie des accords entre individus et de la neutralité publique, les marxistes ont opposé le primat de la justice. Pour eux, il ne suffit pas de contourner le mal, la liberté consiste à viser le bien — et le bien n’est pas une option personnelle, privée : il est nécessairement commun. C’est à ce titre qu’Alasdair MacIntyre, comme Charles Taylor, a rejoint leurs rangs. Mais l’échec du marxisme pratique dans sa version qui devait être la plus aboutie, le léninisme, les a conduits à réviser leur adhésion au communisme pour maintenir sauf leur idéal de justice.
« Dans les années 1960 à 1970, à mesure que l’échec du marxisme devenait plus patent, les communistes sont devenus communautaristes, substituant une catégorie d’opprimés (les cultures dominées par l’impérialisme) à une autre (le prolétariat). À bien des égards, l’appel à une “communauté” n’est probablement que le déguisement le plus récent du désir d’abolir la séparation de la société civile et de l’État. La critique marxiste de la “liberté formelle” a trouvé une postérité inattendue dans la théorie de la “liberté positive” dont se réclament certains communautaristes, la liberté “négative” étant la simple absence de contrainte, la liberté de l’entrepreneur et du consommateur, le libre emploi de son capital et de ses revenus, tandis que la liberté « positive » suppose une finalité inscrite dans la vie sociale. » (p. 38-39)
S’ensuit naturellement une anthropologie différente, réaliste :
« À l’“individu” abstrait d’un certain libéralisme, MacIntyre oppose un être humain “enraciné”, “enchâssé” (embedded) dans son milieu. » (p. 93)
Cette anthropologie procède d’un retour à une philosophie pré-kantienne, seule capable de porter une notion de justice qui ne soit pas purement formelle, donc illusoire.
« Après 1956, la faillite de l’Union soviétique laisse ouvertes trois possibilités. L’échec de la seconde vague de la modernité (la vague rousseauiste et marxiste) conduit à se réclamer soit de la première (Locke, Montesquieu), soit de la troisième (la vague nietzschéenne). MacIntyre se tourne vers les Anciens pour échapper à l’alternative la plus courante aujourd’hui : celle qui oppose une rationalité de type néo-kantien à un irrationalisme subjectif de type post-moderne. » (p. 76)
D’un point de vue philosophique, MacIntyre est parti de Wittgenstein, dont il se veut un disciple, pour arriver à Aristote puis à saint Thomas. Parallèlement, de presbytérien, il est devenu anglican puis a perdu la foi dans les années 1960 avant de se convertir au catholicisme en 1983. Cet itinéraire politique, intellectuel et spirituel l’a conduit à faire de la notion de tradition le cœur de sa réflexion morale — alors que Charles Taylor en vient plutôt à la notion de reconnaissance. La tradition est, aux yeux de MacIntyre, la condition qui permet aux hommes de penser et d’agir, ce grâce à quoi ils peuvent accomplir leur double finalité : vivre en société et connaître Dieu.
« La vraie liberté se déploie dans le cadre des traditions ou des communautés qui donnent un sens à nos raisons d’agir. » (p. 106)
Dans cette optique, contrairement à ce que professent les modernistes, la justice et la politique ne sont pas dissociables de la morale : elles la rejoignent et y conduisent.
« Le lien social n’est réductible ni au désir d’échapper à la mort violente ni au désir du confort. La liberté ne consiste pas seulement à fuir le mal (l’oppression, la contrainte), elle consiste aussi à vivre du bien, et la vie sociale est l’un de ces biens. Affirmer la sociabilité naturelle de l’être humain, ce n’est pas céder à la naïveté, croire que les hommes font systématiquement preuve de courtoisie, de gentillesse et de dévouement, sans s’aviser qu’ils sont capables d’être agressifs ou criminels. C’est souligner que le but de la société n’est pas seulement le confort ou la sécurité, qu’on ne saurait comprendre la vie sociale dans une perspective essentiellement instrumentale. Pour MacIntyre, définir l’homme comme un animal social, c’est affirmer qu’il y a des biens internes, ces biens internes devant être des biens communs par nature, des choses justes par nature. On retrouve ici la grande découverte socratique : le bien est un bien commun. » (p. 112)
Dans sa biographie, Émile Perreau-Saussine adresse une objection à MacIntyre, mais de taille : sa contradiction dans les faits. Tout en dénonçant l’individualisme libéral, MacIntyre a été se réfugier aux États-Unis, car c’est là seulement, dans cette société la plus libérale au monde, qu’il a pu trouver la liberté nécessaire à ses recherches. En Amérique du Nord, le libéralisme pratique a annulé le danger des guerres de religion, des guerres pour cause de divergence sur le bien ultime : il est possible d’y faire sereinement ce retour aux sources de la tradition sans risquer de rallumer un feu incontrôlable et dévastateur.
« MacIntyre a trouvé une nation où le problème théologico-politique avait reçu une réponse apparemment satisfaisante. Sa théorie du primat des traditions présuppose le succès du libéralisme : elle vient après le libéralisme. » (p. 124)
Paradoxalement, cette objection d’Émile Perreau-Saussine est la même que celle que MacIntyre fait au libéralisme, à savoir de supposer, tout en la niant, une morale commune qui maintienne la société vivante.
« Le libéralisme n’est pas une doctrine qui se suffit à elle-même. La “modernité” dépend de la “pré-modernité”, elle détruit le lien social qu’elle suppose, elle a un caractère parasitaire. » (p. 93)
« Le libéralisme ne subsiste que grâce aux traditions qu’il détruit. La crise du rationalisme moderne, telle qu’elle se manifeste à travers Nietzsche et l’école post-moderne, témoigne de cet effondrement. » (p. 58-59)
Cette apparente contradiction entre un libéralisme qui suppose un communautarisme en le minant et un communautarisme qui suppose un libéralisme en le menaçant, ne doit pas étonner chez un ancien marxiste, habitué à penser sur un mode dialectique. Si le libéralisme apporte une réponse pratique à la question de la paix civile, réponse précieuse car la seule qui existe aujourd’hui, est-il possible de détacher cette solution de ses fondements idéologiques et de la rattacher aux fondements sociaux et moraux d’une vie humaine accomplie ?
La philosophie d’Alasdair MacIntyre a le mérite de rappeler, dans le contexte contemporain, la valeur des principes de l’éthique aristotélicienne et de proposer une objection forte à la tentation post-moderniste. Elle est aussi une illustration de la place centrale de la question de la laïcité, c’est-à-dire du rapport entre les différentes conceptions du bien et de la place dans la cité des cultures particulières. Elle est enfin un témoignage de la vivacité de la pensée chrétienne aujourd’hui. En tout cela, le livre d’Émile Perreau-Saussine lui rend justice.
Guillaume de Lacoste Lareymondie