- Charles Gave, Des lions menés par des ânes, Robert Laffont, 2003, 200 pages, 18 €
On qualifie un livre de pamphlet pour se dispenser de le prendre au sérieux. Mais un bon pamphlet est tout ce qu’il y a de plus sérieux. Ce qui le distingue d’un essai n’est pas le fond, mais le verbe – plus lisible – et la taille – moins pesante. Il ne se perd pas dans un appareil de références inutiles, il ne dissout pas sa thèse dans des formulations abstruses, mais il va au fait et s’y tient. Telle est la force de cet opuscule.
La première moitié donne un excellent cours de macroéconomie, qui surpasse sans peine tout ce qui est publié de manuels dans ce domaine. Le lecteur, néophyte ou averti, appréciera des idées claires, bien enchaînées, détachées des discours idéologiques qui les obscurcissent généralement. À partir des grandes données chiffrées des principales nations occidentales, l’auteur explicite la dynamique des agrégats macroéconomiques – consommation, investissement, profit, PNB, emploi, dépenses de l’État… Au final, son exposé dévoile la faiblesse durable et la fragilité des économies de la zone euro.
Dans la seconde moitié, Charles Gave part en quête de la cause de cette langueur. Passons les péripéties de sa prospection : il aboutit aux banques centrales, à la BCE en particulier, dont il dénonce l’inanité dangereuse des politiques monétaires. Arrivé là, il sonne la charge et galope sabre au clair pour pourfendre pêle-mêle les dirigeants monétaires japonais et allemands, la nomenklatura française, l’Union européenne, le FMI etc. C’est un beau spectacle, à vrai dire, et l’on s’en réjouirait tout à fait si ce n’était pas de notre sort collectif dont il s’agissait. Car l’auteur ne détaille ces déboires que pour pronostiquer une récession durable dans la zone euro.
La chose est d’autant plus déplaisante que la démonstration se tient. J’excepte quelques faiblesses de l’auteur, qui tend à confondre l’entrepreneur et la grande entreprise, et qui cultive la croyance candide qu’« à long terme, le marché ne se trompe presque jamais » (p. 144). Il est pourtant connu que les entreprises, à mesure qu’elles grandissent, cessent d’être entreprenantes, et que la Bourse n’est pas une pythie mais simplement un acteur collectif dont les décisions sont suivies d’effet. Mais ces points sont sans conséquence sur la suite logique de ses arguments.
Charles Gave s’attaque en effet à une bizarrerie institutionnelle dont les conséquences peuvent être désastreuses : l’indépendance des banques centrales. D’où vient ce dogme ignoré des pays anglo-saxons mais devenue le credo de l’Europe ? « À la fin des années 60 et au début des années 70, les banques centrales pragmatiques avaient laissé se développer une inflation tout à fait excessive en se montrant incapables de résister aux gouvernements qui leur demandaient de financer les déficits budgétaires par la création de monnaie. […] Seule la Bundesbank avait pu résister à son gouvernement parce que les Britanniques, lors de sa création après la Seconde Guerre mondiale, avaient exigé qu’elle fût indépendante des pouvoirs politiques (pour éviter qu’elle ne finance le prochain dictateur). […] Et les banquiers centraux, partout, se prirent à rêver d’un monde où ils pourraient traiter les élus (pouah, quelle horreur !) avec le mépris qu’ils méritent » (p. 115-116). Et c’est ainsi que la banque centrale allemande, puis l’européenne, ont pu mener et mènent encore une politique de recul économique (en maintenant durablement leurs taux courts au-dessus du taux de croissance de l’économie, comme Charles Gave l’explique largement).
En rédigeant son ouvrage l’an passé, l’auteur n’avait sans doute pas prévu à quel point le problème qu’il soulevait allait devenir d’une terrible actualité. Nous allons voter par référendum pour une « constitution européenne » qui régira, entre autres, la Banque centrale européenne. Qu’y lit-on ? « L’objectif principal du Système européen de banques centrales est de maintenir la stabilité des prix », et juste après : « La Banque centrale européenne est indépendante dans l’exercice de ses pouvoirs et dans la gestion de ses finances » (Traité établissant une Constitution pour l'Europe, CIG 87/04, 6 août 2004, Chapitre II, Article I-30, §2-3). Entendez qu’il est prévu non seulement de maintenir l’indépendance de la BCE, mais de confirmer ce que le traité de Maastricht avait déjà institutionnalisé et qui nous crée tant de tort, une politique déflationniste. Le corollaire de cet article est l’interdiction solennelle – constitutionnelle – de toute politique monétaire qui serait favorable à la croissance économique et à l’emploi. Si chose n’était pas écrite, on ne la croirait pas, tant elle est stupide.
Il est d’usage, lorsqu’on établit une institution, d’indiquer son mode de fonctionnement et de lui laisser le choix de sa politique. La constitution européenne fait le contraire, elle impose une option.
Le mérite du livre de Charles Gave est de bien faire comprendre le poids de cette option, qui fait de la lutte contre l’inflation la seule mission de la BCE. Cette obligation aberrante conduit nécessairement au déclin économique de l’Union européenne. J’ignore si nous sommes des lions, mais des ânes nous conduisent !
Guillaume de Lacoste Lareymondie