- Michael Sandel, The Case Against Perfection: Ethics in the Age of Genetic Engineering, Belknap Press, mai 2007, 176 pages
L’article qui est à l’origine du livre est consultable en ligne (http://www.theatlantic.com/doc/200404/sandel).
Michael Sandel est peu connu en France, mais il est une vraie star aux États-Unis où il enseigne la philosophie politique, à Harvard. Considéré comme un des chefs de file des « communautariens », il s’est illustré en publiant une réfutation de la Théorie de la justice de John Rawls, Le libéralisme et les limites de la justice (Seuil, 1999). C’est en tant que membre du Conseil présidentiel pour la bioéthique (l’équivalent de notre Comité consultatif d’éthique), qu’il a commencé à travailler sur les questions de bioéthique au début des années 2000. Ce petit ouvrage est le fruit de ses recherches.
Qu’on ne se méprenne pas sur le caractère philosophique de ce livre : il est tout ce qu’il y a de plus concret, de plus vivant et de plus accessible. Sandel n’est pas un scoliaste perclus dans la poussière des bibliothèques universitaires. Au contraire, son opuscule est tissé de faits et d’histoires ; il analyse l’offre de plusieurs entreprises actives dans le domaine des biotechnologies, il s’appuie sur des chiffres, des enquêtes, des faits divers… Bref, cet essai baigne dans la réalité contemporaine qu’il cherche à analyser. Plus encore, l’auteur utilise un vocabulaire simple et évite autant que possible tout jargon tant scientifique que philosophique. Son anglais se lit bien et ne doit pas faire peur au curieux peu habitué à cette langue.
Mais tout ceci ne signifie pas pour autant que ce livre serait léger, bâclé, vite lu et vite oublié. Sandel écrit avec la rigueur d’un philosophe analytique : les raisonnements sont suivis, solides, méthodiques. Ils le sont d’autant plus que sa langue est claire et dépourvue d’artifices rhétoriques.
L’argument
Le premier chapitre est consacré au malaise moral suscité par les améliorations (enhancements) que la médecine moderne permet. Sandel écarte les raisons faibles (la peur du risque, les atteintes à l’autonomie…) pour aller au cœur de la question :
Like cosmetic surgery, genetic enhancement employs medical means for nonmedical ends—ends unrelated to curing or preventing disease, repairing injury, or restoring health. […] The question is whether we are right to be troubled, and if so, on what grounds. When science moves faster than moral understanding, as it does today, men and women struggle to articulate their unease. (p. 9)
Comme la chirurgie esthétique, l’amélioration génétique utilise des moyens médicaux pour des buts non médiaux — des buts qui ne sont pas liés au fait de soigner ou de prévenir des maladies, de guérir des blessures ou de recouvrer la santé. […] La question est de savoir si nous avons raison d’être troublés, et si oui, pour quels motifs. Quand la science bouge plus vite que sa compréhension morale, comme c’est le cas aujourd’hui, les hommes et les femmes peinent à expliciter leur malaise.
S’ensuit un exposé sur quatre domaines où l’ingénierie génétique a considérablement progressé : les muscles, la mémoire, la taille et le choix du sexe des enfants. Sandel montre de quelle manière les progrès techniques dans la recherche médiale (pour lutter contre les maladies dégénératives ou le nanisme) ont dévié des objectifs de santé pour venir alimenter les possibilités d’amélioration génétique. Il en vient à la question qui est au centre de son livre :
It is commonly said that enhancement, cloning, and genetic engineering pose a threat to human dignity. This is true enough. But the challenge is to say how these practices diminish our humanity. What aspects of human freedom or human flourishing do they threaten? (p. 24)
On dit couramment que les améliorations, le clonage et l’ingénierie génétique constituent un danger pour la dignité humaine. C’est assez vrai. L’enjeu est de dire en quoi ces pratiques diminuent notre humanité. Quels aspects de la liberté ou de l’épanouissement de l’homme menacent-elles ?
Le deuxième chapitre est consacré au sport. Il s’ouvre sur une problématique connue : celle du dopage et de son prolongement logique, l’amélioration génétique des capacités physiques des athlètes. On voit ainsi comment la question bioéthique s’inscrit dans des pratiques antérieures. Le thème de la compétition permet à Sandel d’introduire un élément clé de sa démonstration, à savoir la différence entre la maîtrise et le don (le fait que la vie est reçue). Il est important de comprendre qu’il n’invoque pas le don dans un sens ontologique ou religieux, mais qu’il veut décrire par là deux postures opposées de l’homme vis-à-vis du monde. Dans cette optique, les techniques d’amélioration et l’ingénierie génétique représentent :
a Promethean aspiration to remake nature, including human nature, to serve our purposes and satisfy our desires. […] What the drive to mastery misses, and may even destroy, is an appreciation of the gifted character of human powers and achievements. (p. 26-27)
une aspiration prométhéenne à refaire la nature, y compris la nature humaine, pour servir nos buts et satisfaire nos besoins. […] Ce que la dérive vers la domination oublie, et qu’elle pourrait même détruire, c’est de reconnaître que la force et les exploits humains ont une dimension reçue.
Sandel poursuit avec une longue étude des différents procédés utilisés pour améliorer les performances sportives, depuis l’introduction de la chaussure de course et de régimes alimentaires adaptés, jusqu’aux innovations médicales les plus récentes et les plus ingénieuses, qui débordent largement l’utilisation de produits dopants et qui posent d’autant plus de problèmes aux autorités sportives. Où donc doit se situer la limite entre ce qui est autorisé et ce qui ne l’est pas ? Sandel propose, pour trancher ces questions, de revenir à l’« essence du jeu », à ce qui fait l’intérêt et la valeur du sport, par opposition au spectacle, lequel a recours à l’artifice pour produire ses effets.
The real problem with genetically altered athletes is that they corrupt athletic competition as a human activity that honors the cultivation and display of natural talents. (p. 29)
Le vrai problème que posent les athlètes génétiquement modifiés, c’est qu’ils corrompent la compétition sportive en tant qu’activité humaine qui honore le développement et la démonstration des talents naturels.
La difficulté est alors de parvenir à évaluer chaque innovation pour savoir si elle améliore ou si elle corrompt le sport. Difficulté d’autant plus grande que nombre de professionnels tendent justement à considérer le sport comme un spectacle doté de règles arbitraires, et non comme un jeu qui a son propre but et qui valorise certains talents déterminés plutôt que d’autres. Mais s’il en était ainsi,
sport would fade into spectacle, a source of amusement rather than a subject of appreciation. (p. 43)
le sport se dissoudrait dans le spectacle, et deviendrait un divertissement plutôt qu’un objet d’appréciation.
On voit bien ici les deux logiques à l’œuvre, celle qui cherche la maîtrise de la nature et qui justifie l’emploi de toutes les technologies d’amélioration de la performance, et celle qui accepte le caractère reçu de la vie, c’est-à-dire :
to recognize that our talents and powers are not wholly our own doing, not even fully ours, despite the efforts we expend to develop and to exercise them. It is also to recognize that not everything in the world is open to any use we may desire or devise. (p. 27)
de reconnaître que nos talents et notre force ne sont pas pleinement de notre fait, pas même pleinement nôtres, en dépit des efforts que nous consentons pour les développer et les entretenir. C’est aussi reconnaître que tout dans le monde n’est pas disponible à l’usage que nous pourrions souhaiter ou inventer.
En connectant les débats du dopage, d’une part, et du génie génétique, d’autre part, Sandel les éclaire tous deux. Il va faire de même dans le troisième chapitre, où il traite de l’éducation.
Si la question n’y est pas aussi ouvertement posée que dans le sport, la parentalité est elle aussi menacée par les progrès des biotechnologies. Ce qui est en jeu, c’est la prétention des parents créateurs (the hubris of the designing parents).
To appreciate children as gifts is to accept them as they come, not as objects of our design, or products of our will, or instruments of our ambition. (p. 45)
Reconnaître les enfants comme des dons, c’est les accepter comme ils viennent, non comme des produits de notre invention, des fruits de notre volonté ou des instruments de notre ambition.
Sandel donne tout de suite son point de départ, à savoir que la parentalité est une « ouverture à l’importun » (openness to the unbidden), expression qu’il reprend au théologien William May. Cette ouverture renvoie à la « norme de l’amour inconditionnel », laquelle ne signifie pas le laisser-aller mais, au contraire, exige des parents qu’ils aident leurs enfants à découvrir et à développer leurs talents et leurs dons :
Parental love has two aspects: accepting love and transforming love. Accepting love affirms the being of the child, whereas transforming love seeks the well-being of the child. (p. 49-50)
L’amour parental a deux dimensions : l’amour acceptant et l’amour transformant. L’amour acceptant atteste l’être de l’enfant, tandis que l’amour transformant vise son bien-être.
Sur cette base, Sandel s’attaque d’abord à l’excès de médicalisation dans la quête d’un bien-être absolu, et à la vision utilitariste de la santé qui sous-tend ces pratiques. Sans prétendre savoir où s’arrête la maladie et où commence la santé, il rappelle que, comme le sport, la médecine est une activité qui a un but propre, celui de préserver et de restaurer si besoin les fonctions humaines naturelles. Ce but lui assigne en même temps des limites. Limites que certains parents franchissent quand ils ne demandent plus à la médecine de soigner leurs enfants mais de sélectionner le bon sexe ou d’améliorer leurs performances mentales ou physiques.
Like all distinctions, the line between therapy and enhancement blur at the edges. (What about orthodontics, for example, or growth hormone for very short kids?) But this does not obscure the reason the distinction matters: parents bent on enhancing their children are more likely to overreach, to express and entrench attitudes at odds with the norm of unconditional love. (p. 49)
Comme toutes les distinctions, la limite qui sépare la thérapie et l’amélioration est assez floue. (Que penser de l’orthodontie, par exemple, ou de l’hormone de croissance pour les très petits enfants ?) Mais ceci n’occulte pas la raison pour laquelle cette distinction est importante : les parents portés à améliorer leurs enfants sont plus susceptibles d’aller trop loin, de manifester des attitudes opposées à la norme de l’amour inconditionnel.
Au-delà des considérations médicales, Sandel poursuit son enquête sur la tentation d’une parentalité prométhéenne, et décrit en détail la terrible « pression à la performance » que les parents font subir à leurs enfants. Reportant leurs ambitions personnelles sur leur progéniture, nombre de parents les poussent à exceller dans différents domaines (scolaires, sportifs…), et en même temps se surinvestissent auprès d’eux pour les accompagner dans leur réussite. Cet « hyperparenting », comme Sandel l’appelle, se mesure au marché florissant qu’il génère — qu’il s’agisse de cours privés, de coachs ou de médicaments pour lutter contre les troubles de l’attention et l’hyperactivité.
Cette course à la perfection où les parents engagent leurs enfants rejoint les promesses des biotechnologies, et toutes deux dérivent du même projet de maîtrise du devenir humain, qui néglige que la vie est un don.
Le chapitre suivant trace l’eugénisme depuis son apparition à la fin du 19e siècle jusqu’à son récent renouveau, après l’éclipse qui a suivi la découverte des crimes du régime nazi. La différence entre les deux eugénismes tient aux acteurs qui le promeuvent. Dans le premier cas, l’eugénisme se voulait d’État et a été imposé de force dans nombre de pays — y compris les États-Unis —, principalement par la stérilisation des inaptes (unfit). Il a atteint son paroxysme en Allemagne, avec les horreurs que l’on sait. Le nouvel eugénisme est le fait d’entreprises qui offrent des services, et de clients qui les achètent. Il apparaît nettement dans les caractéristiques mises en avant dans les banques de sperme. C’est un « eugénisme de marché » ! Sandel pose alors la question sans détour :
Is eugenics objectionable only insofar as it is coercive? (p. 48)
Ne peut-on contester l’eugénisme que dans la mesure où il est coercitif ?
Dit autrement, suffit-il de garantir que personne n’est obligé à rien pour que les choix eugénistes des parents ne posent plus problème ? Sandel montre que l’exigence contemporaine n’est pas celle-là, comme le prouve l’exemple de l’État de Singapour qui incite à la stérilisation des pauvres moyennant des avantages financiers. Les principes libéraux peuvent s’accommoder d’une politique eugéniste. Le seul impératif reconnu est le respect du « droit de l’enfant à un futur ouvert ».
Liberal eugenics does not reject state-imposed genetic engineering after all; it simply requires that the engineering respect the autonomy of the child being designed. (p. 79)
Après tout, l’eugénisme libéral ne rejette pas le fait que l’ingénierie génétique soit imposée par l’État ; il exige seulement que cette ingénierie respecte l’autonomie de l’enfant ainsi produit.
Au terme de ce chapitre, Sandel revient à son argument de fond, avant de l’examiner plus en détail dans le cinquième et dernier chapitre :
Even if it does not harm the child or impair its autonomy, eugenics parenting is objectionable because it expresses and entrenches a certain stance toward the world—a stance of mastery and domination that fails to appreciate the gifted character of human powers and achievements, and misses the part of freedom that consists in a persisting negotiation with the given. (p. 83)
Même s’il ne cause aucun mal à l’enfant ni ne réduit son autonomie, l’eugénisme parental est contestable car il manifeste une certaine posture face au monde — une posture de maîtrise et de domination qui néglige de reconnaître que la force et les exploits humains ont une dimension reçue, et qui oublie cette part de liberté qui consiste en une négociation continuelle avec le donné.
Quels fondements éthiques ?
Après avoir fait le tour de différents aspects concrets de l’ingénierie génétique, Sandel en vient à justifier son point de départ, à savoir que la vie est un don. C’est l’objet de son dernier chapitre.
Il montre d’abord que les pratiques d’amélioration génétique portent atteinte à trois vertus essentielles : elles font perdre le sens de l’humilité ; elles exacerbent la responsabilité personnelle dans la mesure où tout ce que l’on est est perçu comme choisi, et elles créent ainsi un « fardeau moral » énorme ; et elles ruinent les fondements de la solidarité, puisque chacun devient seul responsable de ce qui lui arrive et que la bonne fortune ne crée plus l’obligation d’aider ceux que la vie a moins gratifiés :
A lively sense of the contingency of our gifts—an awareness that none of us is wholly responsible for his or her success—saves a meritocratic society from sliding into the smug assumption that the rich are rich because they are more deserving than the poor. (p. 91)
Le sens aigu du caractère contingent de nos dons — la conscience que nul d’entre nous n’est pleinement responsable de son succès — empêche une société méritocratique de glisser vers la prétention pédante que le succès est la couronne de la vertu, et que les riches sont riches parce qu’ils sont plus méritants que les pauvres.
Ce n’est pas tout. Il ne suffit pas de critiquer les conséquences morales néfastes de l’usage actuel des biotechnologies. Sandel veut encore que le point d’où il les critique soit solide : qu’est-ce qui permet de dire que la vie est un don, ou encore, de manière équivalente et sans connotation religieuse, qu’elle est sacrée ? Il montre que ces positions minimales sont validées par la plupart des philosophes, y compris modernes (Locke, Kant et Habermas). Est-ce assez ?
It might be replied that nontheological notions of sanctity and gift cannot ultimately stand on their own but must lean on borrowed metaphysical assumption they fail to acknowledge. This is a deep and difficult question that I cannot attempt to resolve here. (p. 94)
Il peut m’être objecté que ces notions non théologiques de sacré et de don ne peuvent pas tenir ultimement par elles-mêmes et qu’elles doivent s’appuyer sur des présupposés métaphysiques qu’elles n’explicitent pas. C’est une question profonde et difficile que je ne peux essayer de traiter ici.
Sandel renvoie en note aux Sources du moi de Charles Taylor, et ne va pas plus loin que ce dévoilement des hypothèses morales cachées de la modernité. De fait, l’objection est juste : la nature de l’homme est en jeu, et s’il y fait référence, il ne la définit nulle part. Les fondements métaphysiques existent pourtant, mais il faut aller les chercher ailleurs (chez Bergson ou Whitehead, par exemple), et cette étude est d’autant plus exigeante qu’elle nécessite d’assimiler nombre de notions scientifiques complexes.
L’objectif de Sandel est de s’en tenir aux concepts moraux les plus généraux et les plus larges, et il le fait. Il ne discute donc pas la faisabilité des promesses des généticiens : son argumentation vaut, quoi qu’ils parviennent ou non à accomplir ; et il raisonne comme si tout risque médical avait été vaincu — ce qui n’est évidemment pas le cas, mais ceci lui évite d’entrer dans le débat stérile du principe de précaution (le progrès de la science engendre des risques nouveaux que les progrès suivants corrigent). Il ne touche pas non plus au vieux débat de l’inné et de l’acquis, de la nature et de la culture, ou de ce qui est génétique et de ce qui ne l’est pas : ses arguments se tiennent quelle que soit la réponse apportée à ces questions.
D’autre part, il montre que les questions morales posées par l’amélioration ne sont résolues ni en utilisant les catégories de l’autonomie et des droits, ni par des calculs de coût et de bénéfice. C’est pointer l’insuffisance des doctrines libérales qui prévalent aujourd’hui, quand il s’agit de traiter les
questions about the moral status of nature, and about the proper stance of human beings toward the given world. (p. 9)
questions du statut moral de la nature et de l’attitude spécifique des êtres humains face au monde tel qu’il est donné.
Il faut donc en venir aux « habitudes de pensée et aux manières d’être » (p. 96), c’est-à-dire à la morale concrète. Au final, les principaux enjeux soulevés par les biotechnologies sont de deux ordres — et ce sont en même temps les présupposés moraux fondamentaux et indubitables que propose Sandel :
One involves the fate of human goods embodied in important social practices—norms of unconditional love and an openness to the unbidden, in the case of parenting; the celebration of natural talents and gifts in athletic and artistic endeavors; humility in the face of privilege, and a willingness to share the fruits of good fortune through institutions of social solidarity. The other [stake] involves our orientation to the world that we inhabit, and the kind of freedom to which we aspire. (p. 96)
L’un concerne le sort des biens humains inclus dans les pratiques sociales importantes — les normes de l’amour sans conditions et de l’ouverture à l’importun, dans le cas de la parentalité ; la célébration des talents et des dons naturels dans les pratiques sportives et artistiques ; l’humilité face aux avantages reçus et le désir de partager les bénéfices de la bonne fortune par l’intermédiaire des institutions de solidarité sociale. L’autre [enjeu] concerne notre orientation par rapport au monde que nous habitons, et le genre de liberté auquel nous aspirons.
Ces affirmations fondent la critique de la posture prométhéenne d’un homme qui se fait et qui ne se reçoit pas, posture qui seule justifie l’invasion de la culture de l’amélioration dans tous les domaines significatifs de la vie humaine.
Réflexions supplémentaires
Sandel a fait le choix de tout concéder à ceux qui croient aux promesses des scientifiques, pour asseoir sa défense sur le seul malaise moral que crée cette prétention de l’ingénierie à remodeler la nature humaine. En creusant le sens de ce malaise, il relève le sentiment que la vie est un don, et axe sa critique de la quête de perfection sur cet unique point fixe. De plus, il ne néglige aucun fait difficile, aucune objection possible. Cette démarche est à la fois courageuse et profonde — on peut espérer qu’elle devienne féconde aussi.
Je me permets d’ajouter deux réflexions personnelles qui me sont venues en lisant ce petit livre si riche et si stimulant.
Tout d’abord, nous avons tous un patrimoine humain qui nous est donné. Ce patrimoine comporte certaines potentialités, mais non pas toutes. Par exemple, nous pouvons être dotés d’une grande résistance physique, ou d’une oreille juste, ou d’une mémoire importante, ou de tel trait de caractère, etc. Ce patrimoine nous engage, en ce sens que nous ne nous accomplissons vraiment que dans la mesure où nous réalisons le potentiel qui nous est donné de manière singulière. Par exemple, si nous avons un don particulier pour la logique, et si aucune de nos activités ne met à profit ni ne cultive ce talent, alors nous risquons de passer à côté de notre plénitude en tant qu’individu. A contrario, si nous avons ce don, que nous le pratiquons, mais que nous décidons d’améliorer encore nos performances grâce à quelque procédé biotechnologique, que se passe-t-il pour nous ? En augmentant notre patrimoine, nous étendons notre potentiel, et le travail pour parvenir à accomplir pleinement ce potentiel reste à faire entièrement. En améliorant notre patrimoine humain, nous repoussons d’autant nos limites et donc d’autant notre accomplissement. Or ce qui compte n’est pas tant la limite que le fait d’y tendre, donc le travail sur soi pour aller au bout de ses potentialités. (Je renvoie ici aux études du psychologue Mihaly Csikszentmihalyi sur le bonheur et en particulier à son livre Mieux vivre.) Aussi la quête de l’amélioration du patrimoine humain est-elle une vaine course, car le but de l’humanité n’est pas là, mais dans la réalisation de ce qu’elle porte déjà en elle et qui reste inaccompli.
D’autre part, notre corps, c’est nous. Refaire son corps, c’est se refaire selon l’idée que l’on se fait de soi. Or, en raison de la nature limitée de notre connaissance, cette idée que nous nous faisons de nous est en partie inadéquate. Il nous est impossible de savoir ex ante quelle serait notre perfection propre. Il est également impossible de le savoir pour autrui. La sagesse est précisément ce long chemin de connaissance et de conquête de soi, chemin profondément personnel, jamais totalement parcouru et toujours ouvert devant soi à mesure qu’on y avance. Il faut donc nous méfier de nos idées de la perfection, car elles sont elles-mêmes imparfaites. Si nous voulons nous façonner ou façonner une autre personne selon ce que nous imaginons être la perfection, il est très probable soit que nos améliorations soient vaines, soit que nous fassions des monstres. Car de quelle mesure disposons-nous pour juger qu’une amélioration d’un homme est vraiment une amélioration ?
La recherche sur les cellules souches embryonnaires
Sandel termine son livre par un épilogue où il se propose de justifier la recherche sur les cellules souches embryonnaires. Il est assez surprenant qu’il ne reprenne aucun des concepts qu’il s’est forgé auparavant pour traiter cette question, si bien que cette annexe semble avoir été ajoutée par hasard.
Tout en commentant longuement la position du président Bush, Sandel analyse le fond de la question méthodiquement.
Tout d’abord, il montre avec beaucoup de clarté l’inconsistance de la position qui refuse la création d’embryons à des fins de recherche mais accepte l’utilisation pour la recherche des embryons surnuméraires issus des fécondations in vitro.
The existence of large numbers of doomed embryos in the freezers of US fertility clinics is not an unalterable fact of nature but the consequence of a policy that elected officials could change if they wanted to. (p. 110-111)
L’existence d’un grand nombre d’embryons condamnés dans les congélateurs des cliniques des États-Unis n’est pas un fait inévitable de la nature mais la conséquence d’une politique que les hommes politiques élus pourraient changer s’ils le voulaient.
En effet, certains pays, comme l’Allemagne, interdisent que l’on féconde plus d’ovules que celles qui seront implantées effectivement : il y a donc des fécondations in vitro mais pas d’embryons surnuméraires. La question de la recherche sur les cellules souches embryonnaire est donc bien celle du « statut moral de l’embryon ».
Sandel écarte avec raison des arguments qui condamnent la recherche embryonnaire au motif que c’est s’engager sur une pente glissante qui conduira fatalement au clonage et à la marchandisation de la vie humaine. Le fait qu’une activité soit potentiellement dangereuse ne justifie pas qu’on l’interdise mais exige seulement qu’on l’encadre et qu’on la surveille. C’est ce qui se fait avec l’énergie nucléaire comme avec les médicaments les plus puissants.
Il écarte aussi les considérations utilitaristes, qui négligent l’inviolabilité de la personne, alors que c’est ce cela dont il est question : l’embryon est-il moralement équivalent à une personne ? Il en vient donc à l’argument central des défenseurs de la vie naissante :
There is no nonarbirary line between conception and adulthood that can tell us when personhood begins. (p. 115)
Il n’y a pas de limite non arbitraire entre la conception et l’âge adulte, qui puisse nous dire quand la personne commence.
Ici, sa réponse laisse un peu perplexe. D’abord, il distingue le blastocyste (c’est-à-dire la première étape de l’embryon, au moment où les cellules qui le composent sont encore indifférenciées), puis il accorde que le blastocyste est de la « vie humaine », mais pour dire que n’importe quelle cellule humaine vivante est de la « vie humaine » et que cela n’en fait pas pour autant un être humain. Comprenne qui pourra ! De plus, puisque la vie humaine se développe par degrés (avec l’apparition de la sensibilité puis celle de la conscience), il en conclut qu’à son premier stade, les embryons sont des « êtres humains potentiels ».
Ces arguties sont difficiles à suivre. S’il est purement potentiel, qu’est-ce qui le fera devenir réel ? Et s’il est un être humain en devenir, l’embryon n’est potentiel que par rapport à ce qu’il deviendra adulte, mais il est déjà bien réel. Il me semble que le fond de l’argument de Sandel tient à ce que l’embryon
has no recognizable human features or form, (p. 112)
n’a pas une physionomie ou une forme humaine reconnaissable,
de la même manière que le gland ne ressemble pas au chêne et qu’il est seulement un chêne « potentiel » (p. 117). Il semble qu’aux yeux de Sandel, le fait que les cellules du blastocyste sont indifférenciées est le point qui empêche de le considérer comme un être humain. Or c’est cette caractéristique qui intéresse les chercheurs…
Mais ceci ne répond pas à la question de la continuité du processus qui va de la conception à l’âge adulte. Pour contester la pertinence de cette objection à la recherche scientifique sur les cellules embryonnaires, Sandel recourt à deux analogies classiques. À partir de combien de grains a-t-on un tas ? Il n’y a pas de limite non arbitraire qui fait qu’en ajoutant des grains, on arrive à un tas. De même, où se trouve la limite entre avoir une chevelure complète et avoir une calvitie ? Et pourtant, une graine n’est pas un tas, pas plus qu’un cheveu seul n’est une chevelure. Il semble donc possible de dire que des choses sont différentes même si elles sont reliées par un processus continu.
Sandel fait ici référence aux paradoxes bien connus des sophistes grecs, mais il les interprète à l’envers. Tout d’abord, l’ajout ou la suppression d’une unité n’est pas un processus continu mais un processus incrémental — ce qui permet de reposer à chaque étape la question de savoir à quoi l’on a à faire. D’autre part, la solution à ces paradoxes consiste à spécifier les concepts de manière non équivoque (en l’occurrence, un tas s’appréhende comme tel d’un coup, dans son unité, et ne se compare qu’à un autre tas et non à un de ses éléments ; car un tas n’est pas défini par le nombre de ses parties mais par sa forme). Cela revient au paradoxe de Zénon et de sa flèche qui n’atteint jamais la cible, parce que l’analyse se focalise sur une partie non pertinente du tout (un segment variable de temps par rapport au mouvement total). Quand on analyse un processus réellement continu — comme le mouvement — il faut le prendre dans son unité et ne pas le subdiviser en éléments arbitraires. Or, puisque le processus qui va de la conception à l’âge adulte est continu, c’est bien comme un tout qu’il faut le considérer. L’objection de Sandel tombe.
Au-delà de ces considérations, Sandel poursuit en traçant les conséquences logiques de la position qui assimile l’embryon à une personne. Il propose de réfléchir à l’hypothèse d’un incendie dans une clinique qui conserve des embryons congelés : faut-il d’abord sauver du feu des dizaines d’embryons, ou bien un seul enfant déjà né ? De même, il constate le peu de cas que les religions font de la perte d’un embryon, alors qu’elles proposent toutes des rituels funéraires pour la mort des enfants. Ces objections méritent d’être méditées, mais il me semble que ce que Sandel dit ailleurs du développement graduel de la vie humaine contient des éléments de réponse.
D’autre part, en mettant en avant le respect que l’on porte légitimement aux plantes ou aux œuvres d’art, il conteste
the Kantian assumption that the moral universe is divided in binary terms: everything is either a person, worthy of respect, or a thing, open to use. (p. 126)
l’hypothèse kantienne que l’univers moral est divisé en deux : un être est soit une personne, objet de respect, soit une chose, disponible pour être utilisée.
Les êtres ont tous une signification propre, une valeur intrinsèque, et méritent chacun une considération. Sandel insiste sur le fait qu’en hypostasiant le statut de la personne au détriment des autres vivants, abandonnés au calcul utilitariste, on accentue la tendance de la technologie moderne et du commerce à tout instrumentaliser, au lieu de lutter contre elle. Mais la suppression de la dichotomie stricte entre les personnes et les choses doit accroître le respect que l’on porte aux êtres, et non amoindrir le respect dû aux humains ! Ainsi, si la vie est un don qu’il faut reconnaître sous toutes ses formes, la conclusion de Sandel concernant les embryons humains est proprement absurde :
Embryos are not inviolable, but neither are they objects at our disposal. (p. 125)
Les embryons ne sont pas intouchables, mais ils ne sont pas non plus des objets à notre disposition.
À moins de l’interpréter dans le sens qu’il est légitime de soigner un embryon, parce que sa vie est un don.
Guillaume de Lacoste Lareymondie