- Stéphane Giocanti, Maurras : Le chaos et l’ordre, Flammarion, 2006, 576 pages, 27 €
Il est temps d’en finir avec les questions oiseuses de savoir s’il faut être pour ou contre Maurras, si son œuvre politique est chrétienne ou positiviste, s’il servit ou non l’Église… L’époque où il s’est construit, les circonstances qui requirent son action, les controverses où il s’engagea, les protagonistes de ses combats, les amis qui l’ont accompagné ou abandonné, les fidélités qui furent les siennes, ont presque un siècle. Il est aisé mais malhonnête, quand les événements sont passés, quand le calme est revenu, de distribuer les bons points et les blâmes depuis le tribunal de son canapé, et de juger de loin sans se soucier du poids des circonstances parce qu’elles ont changé. Que dira-t-on de nous, dans cent ans, que nous ne voyons pas, aveuglés que nous sommes sur nos contradictions ?
Nous pouvons maintenant poser sur Maurras un regard dépassionné, considérer son œuvre simplement, négliger ce qui a vieilli, goûter ce qui a conservé sa saveur et nous en nourrir. C’est le mérite de l’admirable biographie que Stéphane Giocanti lui consacre aujourd’hui.
Les spécialistes trancheront, mais le sérieux de ce travail semble établi (voir le dossier qui y est consacré dans le numéro du 14 octobre 2006 de l’Homme nouveau). Partant de la critique interne de l’œuvre de Maurras, écrite dans une langue qui fait honneur à son sujet, cette biographie s’attache à l’auteur plus qu’au chef d’école politique. Selon le titre d’un de ses chapitres, c’est bien le « Maurras intime » qu’elle révèle : sa poésie, ses amours (nombreuses et passionnées) et surtout son difficile chemin intérieur, tendu entre une volonté rationaliste de comprendre tout et sa fascination sincère pour la foi catholique, mais aussi entre le sentiment du chaos latent et l’appel lumineux de l’idéal classique. D’où le sous-titre, ainsi expliqué : « Tout l’effort de Maurras, qu’il soit littéraire ou politique, décrit une tension vers cet ordre sans cesse à conquérir sur le chaos » (p. 476).
Je ne retracerai pas ici les grandes lignes du parcours de Maurras ; je renvoie le lecteur au bel ouvrage de Stéphane Giocanti. Mais je soulignerai deux aspects majeurs de son œuvre pour lesquels elle mérite d’être lue aujourd’hui : la critique littéraire et la poésie.
Critique, Maurras l’a été toute sa vie de manière intègre et visionnaire. Non seulement, qualité rare, il a toujours su distinguer entre la littérature et la politique, et n’a jamais renoncé à louer un livre qui lui paraissait le mériter au motif des opinions de son auteur, mais il avait le sens du génie. Il serait trop long de citer tous ceux dont la notoriété méritée a bénéficié de ses articles ou des pages de l’Action française qu’il leur a ouvertes, mais il est évident qu’il tient une place nodale au sein du monde intellectuel et littéraire de la fin du 19e siècle et de la première moitié du 20e siècle. Qui le néglige risque de lourdes méprises.
Poète, Maurras l’a été plus que tout — et c’est ce qui restera de lui si l’histoire lui fait justice. Il est grand par sa prose et par ses vers. Prosateur, il manie la langue dans toute sa richesse, toujours avec clarté et en rythme. Son talent éclate dans les descriptions, où il sait imprimer à son lecteur une image comme s’il la voyait. Versificateur, il se pose à côté de Valéry, mais sans le nihilisme de ce dernier. Même classicisme sublimé, même lumière, même évidence, avec un rythme à la fois plus varié et plus marqué, sa poésie le révèle en lui-même et à la fois le porte au sommet de son art.
Ses recueils, La musique intérieure, La balance intérieure, pour les vers, ou Anthinéa, d’Athènes à Florence, pour la prose, ont des pages trop méconnues mais dignes de l’immortalité. Aussi je laisse ces vers du « Colloque des morts » clore ce trop petit article, comme une invitation à découvrir celui dont le combat politique a trop longtemps éclipsé le véritable génie d’écrivain :
Les
compagnons deviennent rares.
Ô chers témoins du
souvenir,
Qu’est le destin qui nous sépare
Et
saura-t-il nous réunir ?
Guillaume de Lacoste Lareymondie